À San Francisco, au coeur de la Silicon Valley, Alain Damasio met à l’épreuve sa pensée technocritique, dans l’idée de changer d’axe et de regard. Il arpente « le centre du monde » et se laisse traverser par un réel qui le bouleverse. Composé de sept chroniques littéraires et d’une nouvelle de science-fiction inédite, Vallée du silicium déploie un essai technopoétique troué par des visions qui entrelacent fascination, nostalgie et espoir. Du siège d’Apple aux quartiers dévastés par la drogue, de rencontres en portraits, l’auteur interroge tour à tour la prolifération des IA, l’art de coder et les métavers, les voitures autonomes ou l’avenir de nos corps, pour en dégager une lecture politique de l’époque et nous faire pressentir ces vies étranges qui nous attendent.
Avis : Petit aparté pour expliquer (en partie !) la genèse de ce livre : les Éditions Albertine / Seuil sont une collaboration entre les éditions du Seuil qui éditent Vallée du silicium et la Villa Albertine, établissement culturel de l’ambassade de France aux États-Unis, qui reçoit des artistes en résidence.
Alain Damasio y a donc passé plusieurs mois, à San Francisco en Californie, post covid en 2022. Ce livre est un recueil de 7 chroniques littéraires sur les actrices et acteurs de la Tech qu’il a rencontrés et sur ses pensées en évolution/mouvement sur le sujet. Il se clôture avec une nouvelle de SF inédite, Lavée du silicium. En bon jeu de mot Damasiesque, cette nouvelle prend le contre pied du titre de l’œuvre entière, Vallée du silicium.
Pour les fans de l’auteur, lisez ce recueil avec recueillement. Même si Alain Damasio s’en offusquerait grandement, tout y est de sa « bonne parole ». La place de la Tech dans nos vies et ce vers quoi l’on tend (un appauvrissement et un enfermement) alors qu’on devrait aller vers plus d’humain, de partage réel et de rencontres. La prise de recul est importante pour lui : il est passé de technophobe à technocritique, avec l’aide de dizaines de figures majeures de la Tech et de certain-e-s de leurs opposant-e-s. C’est un véritable cheminement de pensées profondes, pavé de découvertes et de rencontres importantes pour comprendre les enjeux de la Tech sur nos vies, dans nos vies et avec nos biais cognitifs…
Pour les non-pratiquants de Damasio : ce recueil est un excellent début. Même si c’est très complexe et très complet :
– la religion du rectangle de verre (Apple surtout),
– la voiture autonome, qui pour l’instant utilise les conducteurs pour se programmer mais leur enlèvera ensuite cette capacité qu’est la conduite,
– le mot de passe/ le forfait qui te catégorise, pensée récurrente dans l’œuvre d’Alain Damasio,
– la pauvreté extrême à 2 pas des milliardaires des GAFAM (le quartier Tenderloin),
– le problème de nos corps, chapitre que je ne suis pas sûre d’avoir entièrement compris…
– les artistes/créateurs du codage, des appli et de la Tech dans sa globalité,
– et enfin, pouvoir ou puissance ? Que devrait-on vouloir ?
Je conseillerai aux nouveaux de peut-être lire sa nouvelle en premier, au lieu de la garder pour la fin.
Pour ceux qui détestent cet auteur ou simplement qui ne l’aime pas trop, je serais curieuse d’avoir votre avis.
En tous cas, je le redis, Alain Damasio détesterait ce que je décris comme sa « bonne parole » et le fait qu’il aurait des « fans/disciples » mais sa voix/voie m’apparaît comme hyper intéressante. Car elle est centrée sur la question de la valeur de nos vies et encore une fois, pose les questions existentielles : qui prend les décisions et pour qui/pour quel bénéfice ? Pour les 1% ou pour les autres ?
Vallée du silicium est grandiose, mais aussi tellement poussé et posant les questions qui fâchent. Les 7 chroniques ne peuvent pas être une lecture-détente. Trop de concepts sont abordés, décortiqués et proposés à notre questionnement/validation. C’est de plus, un livre Damasiesque en diable : du fait de sa dialectique particulière, de son utilisation de glyphe, de son choix de sujets lourds (écologiques, éthiques, sociaux, identitaires…), de ses jeux de mots et invention de vocabulaire (Technococon, viscérébrale, placebof, en Digitalie, numiversel, cybercer et cyberner…) et de son approche rationnelle en parlant avec des « pros ».
En ce qui concerne la nouvelle inédite de SF, je l’ai beaucoup appréciée, tant dans la forme que dans le fond. Elle part d’un questionnement sur l’aide que peut nous apporter une IA en cas de tempête extrêmement forte dans la Baie de San Franscisco. Et surtout avec cette idée de l’eau intelligente ! Il n’y a qu’une seule chose que je n’ai pas aimé ; encore une fois, c’est un homme qui est le personnage central et sa femme n’est pas une (vraie bonne) mère. (Comme dans Les furtifs, où la mère ne croit pas en la vie différente de sa fille ou comme dans La horde du contrevent où les personnages principaux sont surtout des hommes…).
Sinon, le suspense y est impressionnant. La description du climat fou est (presque !) plausible quand on voit ce que notre Terre a vécu ce début d’année. Et les personnages sont également bien pensés (mise à part, donc, ce problème de femme qui est toujours celle qui ne croit pas, qui n’est pas une « bonne mère » , en tout cas pas le personnage principal…). Ce sentiment peut être nuancé par le fait que l’auteur a choisi d’utiliser un féminin pluriel dans une chronique sur 2 pour « faire ressentir […] ce que ça fait d’être implicite, et donc non exprimé dans un texte. » Nonobstant ce fait, un personnage principal féminin aurait aussi été un chouette choix…
Malgré ce bémol, je conseille très fortement ce livre. Pour avoir un avis plus documenté. Pour s’évader. Pour s’ouvrir l’esprit et entamer la réflexion commune que l’on devrait déjà avoir eu mais surtout continuer d’avoir… et surtout pour la langue inventée/revisitée/joueuse et les idées foisonnantes, l’intelligence et l’imaginaire époustouflants de cet auteur.
Bref, un cantique de louanges pour la Vallée du silicium ! Sans vouloir en rajouter dans la note religieuse… mais c’est lui qui a commencé avec « la Mecque du Mac » dans sa première chronique !
Vallée du silicium est un essai publié aux éditions du Seuil.