Mathieu Salvia et Stéphane « Djet » sont auteurs de BD, respectivement scénariste et dessinateur. Ils avaient déjà travaillés ensemble pour le diptyque Croquemitaines sorti en 2017 chez Glénat. Ils récidivent aujourd’hui pour nous proposer In Memoriam, une série d’urban fantasy troussée comme je les aime ! je vous invite à lire ma chronique du tome 1, Manon, qui vient de paraître.
J’ai le grand plaisir de les accueillir tous les 2 aujourd’hui pour répondre à quelques questions sur In Memoriam et leurs projets en général.
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Manon, le tome 1 de votre nouvelle série In Memoriam, vient de sortir. Voulez-vous nous la présenter en quelques mots ?
MS : In Memoriam est un thriller d’Urban fantasy qui tente de prendre à contre-pied les codes du genre (Harry Potter, Magic Order…). Ici, les sorciers ne vivent pas cachés des humains dépourvus de pouvoirs. Ils n’ont pas de baguettes magiques et aucune lutte intestine n’agite leur univers. Au contraire, ce sont des businessman avérés, qui vendent la magie comme d’autres vendent des smartphones. Sauf que l’histoire débute lorsque… la magie s’arrête de fonctionner. On suit le chemin de Manon, jeune flic anti-magie, et d’Adam, ex-sorcier sorcier sans pouvoir, dans les ruines d’un Paris sur le point d’imploser. Ces deux personnages vont rapidement s’apercevoir qu’ils recherchent tous deux la même fillette, pour des raisons différentes. Une fillette poursuivie par deux assassins qui semblent avoir, eux, conservés leurs pouvoirs.
In Memoriam, c’est également 4 tomes dont les deux premiers paraitront cette année. Chaque tome s’articulera autour d’un des 5 protagonistes principaux et débutera par un flashback, illustrant ce que ces personnages faisaient avant que la magie ne cesse de fonctionner.
D : C’est une belle dose d’action et de réflexion sur ce qu’implique la disparition de la magie et un bon moyen de parler d’autre chose qui se passe dans notre propre société.
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Quel a été le point de départ, l’inspiration, qui vous a fait dire « j’ai envie de développer cette histoire » ? Et j’ai envie de le faire avec Djet/Mathieu ?
MS: Cette un très vieil embryon d’histoire chez moi, qui a pris au fil des années de très nombreuses formes différentes. Et puis un jour, j’ai senti que c’était le moment, j’avais besoin de la sortir de mon crâne pour de bon 😊. Au début, il y avait cette envie de casser les codes classiques du fantastique et aussi de créer une histoire qui part dans un genre donné (thriller) et se termine dans un autre (drame), en prenant le lecteur au dépourvu. Ensuite est venu se greffer d’autres thèmes qui m’occupent depuis plusieurs années, comme l’écologie par exemple. Raconter cette société qui s’effondre à la suite de la disparition d’une ressource indispensable, est quelque chose de douloureux. Ça passe mieux en le mêlant à de la fiction. Pour finir, il y avait une envie de faire une autre BD avec Djet après Croquemitaines (Glénat), mais c’est avec un autre projet sous le coude que j’étais initialement venu frapper à sa porte (Vermines, aujourd’hui dessiné par Johann Corgié). On s’est rapidement rendu compte qu’on était en train de refaire Croquemitaines et on a décidé d’un commun accord de changer notre fusil d’épaule. On voulait, je crois, montrer qu’on pouvait faire quelque chose d’entièrement différent.
D : Mathieu raconte tout, j’ai plus grand chose à dire (rire) Si ce n’est ce besoin de continuer notre collaboration après notre précédent album. On a eu une très bonne synergie sur Croquemitaines et qui s’est révélée différente mais très intense avec ce projet. Le covid aussi a pointé son nez dans la dynamique de l’album et l’attente de sa sortie. L’inspiration était fort variée et j’ai essayé comme à mon habitude de mêler ce que j’aime à ce que propose Mathieu. Il voyait quelque chose de très gris et poussiéreux mais j’étais dans ma période italienne, haute en couleur, qui s’est révélée un pari au vu du ton de l’album. Je pense que le résultat permet de voir notre regard sur cette histoire. Le ciel bleu ne s’arrête pas malgré les catastrophes.
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Comment se passe votre collaboration ? comment fonctionnez-vous ?
MS : Créer une BD, c’est vraiment faire un enfant à deux. Sauf que la gestation prend des années. C’est forcément très fort, ce qui se crée entre les auteurs. Avec Djet, on est devenu potes, puis amis. Notre manière de travailler est très fluide. Je le pitch généralement sur un projet et si ça lui plait, je lui envoie une première version de scénario. Puis les pages découpées, on en discute, il dessine les story-boards et il y a généralement peu de modifications.
D : C’est toujours un échange, où j’ai raison et il a tort, privilège du dessinateur (rire). Blague à part, on ne reste pas chacun dans son coin pour travailler. On échange beaucoup même si comme dit Mat, avec le temps on est plutôt bien réglé sur notre façon de travailler. Il est rare qu’on procède à des retouches sur ce qui est produit. À part une scène, celle qui fait basculer le récit entre autres, qui nous a donné du fil à retordre sur la manière de raconter. J’ai storyboardé plusieurs fois et pareil au niveau de l’écriture pour Mathieu.
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Le flic « dur à cuire » est un personnage connu, avec celui de Manon (une femme, jeune, féminine, gaie et positive) vous cassez le cliché du quarantenaire bourru et désabusé. Est-ce que vous voulez nous parler de la manière dont vous l’envisagiez et l’avait créée ?
MS : Je suis content que vous posiez cette question. De nouveau, une envie de casser les codes et d’assumer une part de responsabilité. Tout comme les histoires de sorciers, le thriller est un genre très marqué par des poncifs que je voulais fuir au maximum. Pas question d’avoir pour héros un flic bourru et désabusé qui boit du whisky le matin et se réveille avec la gueule de bois dans son loft parisien avant d’aller travailler à la BRI. J’avais également envie de participer à la déconstruction de certains clichés sexistes. Je suis papa et je parle régulièrement à mes enfants de genre, de préférence sexuelle etc. J’ai donc eu envie de créer un personnage féminin gay. Le plus gros problème a été de le faire en tant que mâle hétéro cis blanc. Je ne voulais ni tomber dans le fantasme hétéro, ni dans les clichés les plus lourds du genre. Avec Djet, on a essayé d’être le plus équilibré. Manon est assez forte physiquement, parce que son métier l’exige, ainsi que l’univers très masculin dans lequel elle évolue. On a essayé de la rendre également féminine, sans tomber dans la sexualisation gratuite. J’espère qu’on y est parvenu. Les premiers retours sur ce point nous ont fait très plaisir, même si certains n’ont pas manqué de nous faire part de leur « énervement », voir plus…
D : J’ai beaucoup cherché le gabarit de Manon pour arriver à ce que vous voyez dans l’album. Elle sort complètement des codes que j’ai l’habitude d’utiliser. C’était à la fois frustrant et satisfaisant d’arriver à la trouver au fur et à mesure des recherches. Pour la finesse et l’équilibre de son attitude, de sa force et de sa féminité, je pense qu’on a trouvé un bon résultat sans pour autant tomber dans la caricature. J’ai deux filles et véhiculer des idées d’acceptation de tous les genres et d’égalité est très important pour moi aussi. Je suis content que Mathieu m’ait confié ce personnage à créer.
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Il y a beaucoup d’éléments dans ce premier tome (sorcellerie, climat post-apo, population underground, meurtres…). Une des choses que j’ai appréciées, c’est que l’ambiance et la construction ne sacrifie pas à l’action et vice-versa. Comment trouver le bon dosage et comment travaillez-vous l’illustration en fonction des parties ?/strong>
MS : De nouveau, cette question me fait plaisir. C’était un des enjeux majeurs de cette BD. Je ne voulais pas introduire l’univers par un texte au début, ou par des dialogues. Je tenais à le faire par succession de scènes, de manière organique. Mais cela prend des pages et freine l’avancée de l’intrigue. Il fallait donc également injecter un peu de rythme dans tout ça, et j’aime l’idée d’avoir un moment de bascule à partir duquel le rythme s’intensifie de plus en plus jusqu’au climax. C’est, je crois, ce qui m’a pris le plus de temps à trouver et j’ai eu la chance d’avoir l’avis d’un expert en la matière : Luc Brunschwig, qui a bien voulu relire la première version du tome 1 et me donner ses conseils en la matière.
D : Là-dessus, j’ai eu la part belle. J’ai une sainte horreur de devoir composer avec des textes qui doivent tout expliquer par des tonnes de bulles alors que le dessin est souvent là pour le faire. Je pense qu’on aurait pu densifier davantage le récit et ralentir le rythme pour créer cette illusion d’épaisseur, cependant on serait tombé clairement dans un piège narratif. Certes, on a une impression d’aller vite à la lecture mais cela est un choix qui permet d’avoir cette fluidité dans le récit qui lui donne cette saveur particulière.
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Je ne vais pas dévoiler les rebondissements, et vous me direz, le titre annonce la couleur, mais c’est un univers violent que vous mettez en place…
MS : C’est vrai. Il y a des thématiques récurrentes dans mes histoires. Et la violence y a toujours une place, sous une forme ou une autre. Je ne sais pas ce qui est le plus violent dans In Memoriam, certaines scènes graphiques, ou ce qui se déroule autour et qui est moins palpable (l’effondrement de la société). Je suis toujours étonné par notre capacité à ignorer la violence qui nous entoure au quotidien, encore plus à l’époque actuelle. J’ai peut-être besoin de lui redonner sa place dans mes histoires.
D: C’est là où mon dessin est un peu piégeant car très joyeux. Ça m’a évité la dépression liée à cette histoire sombre 😄. Il m’oblige à dessiner des horreurs alors que je rêve de forêt et d’animaux !!
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Quelle a été la chose la plus facile et au contraire la plus difficile ? Pour chacun de vous ?
MS : Rien n’a été facile dans cette histoire. Mais je dirais probablement, le fait de recevoir les story-boards, les encrages et les couleurs de Djet. Il y a rarement des choses à modifier et je vois l’univers prendre vie à travers sa propre perception. C’est magique. La plus difficile aura été la construction du récit en chorale, avec cette introduction naturelle à l’univers.
D : Je rejoins Mathieu, la construction de cet univers ne s’est pas faite facilement. Beaucoup de choses à intégrer, à comprendre la manière de réfléchir de Mathieu sur ce récit. Après le reste, c’est une partition classique à jouer.
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Pouvez-vous me parler de la couverture ? « L’attrape-lecteurs » comme j’aime à l’appeler. (Personnellement j’adore l’arrière-plan et le dégradé de couleurs sur la ville) Comment l’avez-vous choisie, quel message vouliez-vous passer ?
MS : La couverture a été très dure à trouver. Tout le mérite revient à Djet. Tout ce que je peux dire, c’est qu’après une première tentative, lorsque j’ai reçu celle-ci, c’était une évidence.
D: Je voulais que la ville nous submerge de sa présence et qu’elle nous apparaisse étrange , voir magique mais tout de même construite, massive, et si possible, plausible. C’est qu’une succession d’émotions que j’ai réussi à réunir dans cette couverture et avec lequel j’ai pu convaincre tout le monde d’y adhérer. Avant ça, j’ai beaucoup (trop) chercher. Et finalement l’attente qu’il y a eu pour la sortie de l’album, m’a permis d’arriver à cet “attrape-lecteur” comme vous dites. Une très longue digestion de ce récit en somme.
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Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce que vous envisagez pour la suite ? J’ai cru comprendre que la série serait terminée en 4 tomes, c’est donc que vous avez déjà tout le déroulé dans votre tête ?
MS : Effectivement, l’histoire se termine en 4 tomes et tout est déjà écrit. Le tome 2 s’axera sur Adam et l’intrigue fera un petit bond en avant. Sans spoiler, je peux simplement dire que les tomes 3 et 4 nous permettront de découvrir d’autres endroits que ce Paris sous surveillance militaire.
D : En effet, tout est déjà écrit et j’attends juste de manière détaillée les pages de la fin du tome 2 pour voir comment tout cela va s’articuler. Je peux rien dire, je suis aussi en découverte au fur et à mesure afin de préserver de la fraîcheur même si je sais comment tout cela va finir.
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Une mention sur la dernière page m’a interpellée. Y a-t-il des ponts qui vont être faits avec Vermines ? (à paraître en avril chez Dupuis)
MS : Il y en a. Mais il faudra être attentif pour les relever. Il s’agit plus d’un plaisir/délire entre potes (Djet, Johann et moi sommes tous trois amis) que d’un vrai « pont » du style, multivers.
D : Aucun !! Je déteste le projet de Johann, il aurait dû me revenir !! (rire)
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Avez-vous d’autres projets dont vous voudriez nous parler ? ensemble ou chacun de votre côté ?
MS : J’en profite pour mentionner Vermines, dont le tome 1 dessiné par Johann Corgié sortira en avril chez Dupuis. C’est un projet que j’affectionne beaucoup, très différent d’In Memoriam. On suit les traces d’un gangster de la Nouvelle Orléans qui découvre l’existence des Coulisses de la Réalité, où sont remisés depuis des milliers d’années tout ce qui n’a pas sa place dans notre univers. Il y a un ton plus fun, plus décalé et plus radical que dans mes précédentes histoires, même si les thématiques abordées sont, ici encore, assez lourdes. Et puis en janvier 2024 sortira le tome 1 d’une série jeunesse en 3 tomes chez Dargaud, avec Christelle Robin.
D : En tant que dessinateur, je me concentre sur la série principale de In Memoriam. Cependant j’écris en parallèle un projet plus intime que je viens tout juste de présenter aux éditeurs. Je n’en parle pas trop pour l’instant et Mathieu, entre autres, m’a aidé à peaufiner et dénicher les mécanismes de mon récit. C’est un exercice difficile mais extrêmement passionnant. Je vous en parlerai peut-être un jour quand il sortira.