Poétesse, novelliste, romancière, anthologiste, Nathalie Dau est une artiste plurielle à la bibliographie riche. C’est avec la réédition de Source des tempêtes, le premier tome de Le livre de l’énigme que je l’ai découverte, et c’est pour parler de celui-ci qu’elle nous fait le plaisir aujourd’hui de répondre à quelques questions.
- Une première version de Source des tempêtes est parue en 2012 aux éditions Asgard sous le titre La somme des rêves. Vous revenez aujourd’hui avec un nouvel éditeur, un nouveau titre et 13 chapitres supplémentaires. Voulez-vous nous en parler ?
Asgard n’était pas mon premier choix. Pendant des années, j’ai cherché un éditeur capable d’aimer cet univers et ce qui s’y déroulait, mais il y avait toujours quelque chose qui ne convenait pas. J’étais timide, blessée par un parcours de vie difficile, je fonctionnais alors totalement à l’affectif et j’en avais déjà tellement bavé que je n’aspirais qu’à trouver un coussin sur lequel je pourrais me poser et ronronner sans qu’on m’en déloge à coups de pied. J’ai cru qu’Asgard m’offrirait cela : Thomas Riquet, qui dirigeait alors la collection Fantasy, manifestait un tel enthousiasme pour mon livre ! Un enthousiasme sincère, jamais démenti et grâce auquel j’ai pu rebondir quand tout s’est effondré une fois de plus. Car après son départ de chez cet éditeur, le coussin s’est révélé très inconfortable. La situation est devenue si tendue que j’ai décidé de partir, et quelque part, je n’ai fait qu’anticiper le naufrage de ce navire-là. J’en garde de très mauvais souvenirs, et un surcroît de blessures.
On dit que les chats échaudés craignent l’eau froide. Je confirme. Sans Thomas Riquet, qui a présenté mon manuscrit à David Camus, qui lui-même l’a chaudement recommandé à André-François Ruaud, je n’aurais pas su trouver le chemin des Moutons électriques, parce que je n’étais plus, à ce moment-là, en état d’aller frapper aux portes en proposant mon manuscrit. D’ailleurs, au début, rien n’était gagné : parce que La Somme des Rêves n’était pas inédit, parce que c’était le premier tome d’une saga, et parce qu’il était entaché par son passage chez Asgard. Cette maison avait mauvaise réputation dans le milieu, pas forcément pour les bonnes raisons, mais le fait est que les auteurs qui y sont passés ont perdu des points en charisme et sérieux aux yeux de beaucoup !
Laurent Whale aussi avait recommandé mon livre à André-François. C’est sans doute l’influence combinée de tous ces hommes-fés qui a permis à la curiosité de se montrer plus forte que les motifs légitimes de refus. Dans ce cas précis, la curiosité n’a pas tué le chat, elle lui a permis de renaître. C’est une nouvelle vie qui s’est offerte à mon roman. Bien évidemment, il ne pouvait pas demeurer à l’identique. Il fallait qu’il se démarque de la première version. Dans un premier temps, nous avions envisagé de fusionner La Somme des Rêves et Bois d’Ombre (le tome suivant), mais cela formait un ouvrage bien trop volumineux. Nous avons donc décidé de revoir le découpage. Source des Tempêtes comprend ainsi, en supplément, une troisième partie racontant tout le voyage de Nostare à Atilda, ainsi qu’un chapitre sur le dragon Khaür inséré dans la seconde partie. J’ai remanié aussi quelques courts passages de l’ancienne version afin de les rendre plus limpides et en tenant compte des retours de lecture que j’avais reçus à l’époque. Je crois sincèrement que le premier tome y gagne ainsi en cohésion, qu’on reçoit davantage d’éléments de réponses et qu’il forme un tout, même si l’histoire ne s’achève pas là.
Le nouveau découpage va également me permettre de mieux développer, dans Bois d’Ombre, les six années de Séminaire que va vivre Ceredawn.
Comme Source des Tempêtes reste un gros volume, il a fallu supprimer les annexes et bonus figurant dans La Somme des Rêves. Tout cela, cependant, à une nouvelle près, peut être téléchargé sur le site des Moutons électriques (Ndlr : onglet extrait) sous forme d’epub gratuit contenant même une annexe supplémentaire consacrée à la façon dont les maîtres-sculpteurs doivent représenter les douze dieux licites, avec les symboles qui leur sont rattachés.
- Lorsqu’on lit certains des commentaires de Cerdric, on a le sentiment que vous savez parfaitement où vous allez. Pouvez-vous nous parler de la série et de l’évolution de l’histoire ? L’intrigue est-elle déjà entièrement calibrée dans votre tête ou peut-elle encore évoluer ? Connaissez-vous le nombre de tomes et la fin est-elle définie ?
J’ai commencé à explorer ce monde, à fréquenter ces personnages, à me pencher sur leur histoire en juillet 1987. J’ai dû apprendre à les connaître, à les comprendre. Au début, par exemple, Cerdric ne m’était pas très sympathique. J’ai dû remonter en arrière, considérer les circonstances de sa naissance, tout son vécu, observer les choses selon son point de vue…
Je tiens à préciser que je ne suis pas structurale. Les plans ont tendance à me paralyser. J’ai des notes, entassées au fil des années, mais rien n’est gravé dans le marbre, et surtout ça ne peut pas être trop détaillé, sinon je me sens prisonnière. Cependant, je connais cette histoire, oui. Je sais ce qui se passe avant, je sais ce qui se passe après, au moins dans les grandes lignes. En cours de rédaction, cependant, peuvent apparaître des éléments nouveaux, qui viennent enrichir la trame principale. Je procède par illuminations. Quand je suis frappée par ces sortes d’évidences, je me demande toujours, après coup, pourquoi cela ne m’était pas apparu plus tôt. Mais c’est comme ça. Je dois avoir un petit côté Archimède car les illuminations sont souvent liées à l’eau : le bain, la vaisselle… L’eau coule, enveloppe tout ou partie de mon anatomie, et soudain, de tout le chaos qui bouillonnait dans ma tête, jaillit une image claire. Brusquement, je sais. Je sais pourquoi tel personnage agit ainsi, je sais ce qu’il éprouve, je sais dans quel contexte il se débat.
Le Livre de l’Énigme est une saga en six tomes, centrée sur la résolution de l’Énigme de Namuh et les conséquences immédiates que cela aura, tant d’un point de vue global que pour les personnages en particulier. Selon les personnages, les enjeux ne sont pas les mêmes. Il est bien évident qu’on saura comment et pourquoi Cerdric et Ceredawn, malgré leur affection réciproque très forte, en arriveront à se brouiller gravement, ainsi que l’évoque le tout premier chapitre de Source des Tempêtes.
J’ai déjà les titres, je sais ce que contient chaque tome, et comment la saga se termine. Mais si la vie m’en accorde la possibilité, je n’en aurai pas fini pour autant avec ce monde ni certains de ces personnages. J’ai déjà d’autres livres en tête, qui les concernent plus ou moins directement.
Quoi qu’on puisse en penser, ce n’est pas Robin Hobb qui m’a influencée, car je ne connaissais pas son œuvre quand j’ai commencé à me construire en tant que plume et à explorer le monde du Livre de l’Énigme. J’adore Robin, à la fois la romancière talentueuse et la femme généreuse qu’elle est. Nous nous sommes rencontrées à plusieurs reprises, nous sommes devenues amies et elle a eu la gentillesse de rédiger une préface pour La Somme des Rêves, alors pourtant qu’elle ne lit pas le français et n’a donc pu se plonger dedans (ce qu’elle regrette, d’ailleurs). J’adore Robin… mais c’est de Marion Zimmer Bradley et de sa Romance de Ténébreuse dont je me sens la plus proche, d’un point de vue littéraire. J’ai parfaitement conscience que mon Ceredawn a un petit quelque chose de son Damon Ridenow. Et il a aussi des proximités avec un Raistlin Majere qui serait moins centré sur le pouvoir et la revanche que celui développé par Weis et Hickman dans Lancedragon, mais tout aussi incompris et rejeté. Ou encore avec le Gabriel Marpa de Bess et Jodorowsky (BD Le Lama Blanc), avec l’Homme Sauvage des récits médiévaux (dont l’enfant Merlin lors de l’épisode avec Vortigern et la fameuse tour), et de plein d’autres personnages croisés au fil de mes lectures antérieures ou consécutives au développement de mon propre univers.
J’identifie mes influences. Pourtant, j’ai le sentiment que cet univers existait avant moi, et qu’il existe au-delà de moi. J’en transmets une partie, mais je serais vraiment heureuse que d’autres auteurs viennent l’explorer à leur tour, quand j’aurai su leur fournir toutes les briques dont ils auront besoin. La seule qualification que je revendique, c’est « spécialiste de Ceredawn et de ce qui lui est lié ». Pour le reste, je suis vraiment conquise par le concept d’univers partagé, tant que cela se pratique avec amour de cet univers et respect de l’intention initiale.
- Votre roman est très riche. Qu’est-ce qui a été le plus difficile : créer l’atmosphère particulière qui entoure le récit, les personnages, la mythologie, les intrigues politiques… ? Et au contraire, le plus facile ?
Le plus difficile a été de trouver le point de départ, et d’organiser cette richesse et cette complexité au sein d’une construction qui ne perde pas le lecteur. A l’origine, mon histoire commençait par ce qui sera le tome 4, et procédait beaucoup par analepses. C’était un véritable fouillis, un labyrinthe temporel. La sauce ne prenait pas car l’analespse, si on ne veut pas qu’elle envahisse trop le récit principal, implique l’ellipse, et trop d’ellipses est source de frustration et d’incompréhension. C’est Marion Mazauric, après lecture de cette version, qui m’a permis d’identifier le problème. Nous étions en 1995. A partir de là, j’ai planché sur la construction, sur la chaîne des causalités, sur les détails qu’on ne peut négliger, sur l’art de bien doser afin de ne pas encombrer le récit de ces autres détails qui, eux, sont superflus. Je suis remontée dans le temps, loin, très loin, bien en amont de Source des Tempêtes ! Et j’ai fini par trouver, après maints tâtonnements.
Le plus facile, ça a été la cosmogonie, qui m’est apparue très tôt. Une illumination après lecture d’un article de vulgarisation scientifique sur le devenir de l’univers et les thèses qui s’affrontaient alors : contraction et expansion. Je n’avais pas encore entendu parler de la théorie des cordes (après la Terminale, je n’ai plus étudié la physique-chimie et je ne lisais qu’épisodiquement des revues de vulgarisation scientifique, ayant préféré me tourner vers les sciences humaines et surtout la communication, que je comprenais davantage) mais j’ai eu cette vision d’une corde infinie tant en longueur qu’en épaisseur, composée d’une infinité de brins, chaque brin représentant un univers parallèle. La corde ne tenait que parce qu’elle était tendue et fixée aux deux extrêmes que sont la Loi (la Permanence) et le Chaos (l’Impermanence). Qu’un seul de ces mâts soit abattu, et l’équilibre est rompu, l’univers s’effondre. J’ai commencé à dessiner ça sur un plan gradué, façon courbe d’étude de fonction mathématique, dont le second axe était celui qui relie la Convergence et la Divergence. Un troisième m’est apparu indispensable, afin de graduer la Puissance. Et j’ai tout positionné sur ce plan à trois dimensions en perspective isométrique : les dieux, les âmes, les esprits, les agrégats, les démons… Pas d’axe pour le Bien et le Mal, parce que ces notions-là sont pour moi totalement subjectives et liées au point de vue de celui qui décrète.
- Cerdric est le narrateur principal, pourtant il n’est pas le héros. Pourquoi avoir fait ce choix ?
C’est une décision que j’ai prise en travaillant sur la construction, justement. Cerdric est un humain élevé dans la rigueur de la Loi, dans une culture plutôt patriarcale et relativement proche de ce qui est familier aux Terriens d’aujourd’hui quand ils fantasment le Moyen Âge. En outre, Cerdric est Réfractaire à la magie. Ce personnage est donc légitime à s’interroger sur tout ce qui lui est étranger, tout ce qui va l’intriguer, le déranger, le sortir de sa zone de confort. Son parcours de vie l’amène à se confronter aux spécificités du monde qui l’entoure. Il m’a donc semblé le guide idéal pour un lecteur qui doit entrer dans un univers riche et complexe mais ne peut, sous peine d’asphyxie, se retrouver submergé par un tsunami d’informations. Il fallait avancer progressivement, si bien qu’on découvre et apprend en même temps que Cerdric. Cependant, j’espère que les lecteurs ne resteront pas prisonniers du point de vue de ce personnage, car il reste partial, et ne peut parler que de ce qu’il connaît ou a connu.
La saga, en réalité, est composée par Lydidane, qui fait œuvre d’historienne et compile diverses sources, divers témoignages, dont les mémoires de Cerdric, mais pas que. Son but est de transmettre aux générations futures la genèse de l’Équilibre tel qu’il existe à leur époque (postérieure aux événements narrés), et surtout l’histoire de leur ancêtre commun, Ceredawn, personnage devenu mythique pour eux, et d’autant plus troublant qu’il est désormais multiple (mais je n’en révèlerai pas davantage, même sous la torture).
- Cerdric et Ceredawn marquent une certaine dualité dans leurs parcours : amour/haine, espoir/déception. A contrario, et malgré leurs différences, ils se débattent avec des poids similaires : celui du destin et de l’ascendance, la notion de liberté. Ce sont des thèmes qui vous tenaient à cœur ?
Après mon baccalauréat, j’ai fait une prépa HEC. J’ai tout détesté de cette année-là, sauf les cours de philosophie. Contrairement à la classe de Terminale, durant laquelle nous avions survolé un peu tout, en prépa nous avons planché uniquement sur le thème de la Liberté. Il est probable que je ne m’en sois jamais totalement remise.
Ce n’était pas une notion évidente à cerner, pour moi, car j’ai grandi dans une famille qui accordait bien moins de liberté aux filles qu’aux garçons. Mon père était très protecteur. Ce qui n’a pas servi à grand-chose, puisque la vie ne m’a guère épargnée malgré les interdits dont j’étais environnée « pour mon bien ». Je sais qu’il était de bonne volonté et qu’il a cru sincèrement que sa méthode serait efficace. Mais les blessures sont venues par des voies qu’il ne soupçonnait pas. Quelque part, il s’est trouvé trahi autant que moi, et il en a été tout autant affecté. Il a tendance à culpabiliser pour tout et n’importe quoi, surtout pour ce sur quoi il n’a aucune prise. Je crois que Cerdric et lui ont pas mal en commun, au final. C’est peut-être pour ça qu’il m’a fallu si longtemps pour apprendre à aimer ce personnage, à ne plus éprouver de colère envers lui : le temps de dépasser la révolte adolescente de la fille face à son père. Après tout, en juillet 1987, je n’avais pas encore fêté mes vingt-et-un ans. Et à l’époque de ma naissance, avant vingt-et-un ans, on n’était pas majeur.
C’est d’ailleurs ce qui a causé mon arrivée sur Terre. Mes parents mineurs voulaient se marier, leurs propres parents les trouvaient trop jeunes, alors j’ai été conçue, délibérément, et comme l’avortement n’était pas encore légal, la solution en ce temps-là, pour que tout rentre dans l’ordre, restait le mariage. Je ne sais plus comment, mais j’ai su tout ça très tôt. Au début, quand j’étais petite, j’en tirais une sorte de fierté, j’avais le sentiment d’avoir été voulue, de ne pas être un accident. Plus tard, j’ai perçu les choses autrement, et je me suis sentie un peu comme un outil au service d’un objectif. Mais quid de l’outil sitôt sa tâche accomplie ? A-t-on encore besoin de lui ? Peut-on l’aimer pour ce qu’il est, et non pour son seul usage ? Sans oublier que dans les années 60, un enfant conçu hors mariage était encore considéré par certains comme bâtard, ainsi qu’on me l’a aimablement signalé à la petite école, et cela même si ses parents ont régularisé leur situation avant sa naissance. En outre, mes parents provenaient de milieux et de cultures si différents que j’ai eu du mal à me définir comme une et indivisible. Il y avait toujours une part de moi qui légitimait, aux yeux des autres, le mépris et l’exclusion. Donc oui, mon vécu a aussi présidé aux thèmes abordés dans la saga, et m’a rendue plus proche de Ceredawn que de n’importe quel autre personnage. Mais je ne me suis pas projetée en lui. C’est plutôt de le rencontrer qui m’a permis de mieux me cerner moi-même, de comprendre, de lâcher prise et d’avancer. De me sentir moins seule, aussi.
Le destin m’intéresse uniquement dans son rapport avec la liberté, justement. Dans une perspective déterministe, si tout est écrit par avance, réside-t-il encore un espace de liberté ? Et peut-on vraiment croire, adhérer au déterminisme ? Les prophéties et autres énigmes ne sont-elles pas, en réalité, sujettes à l’interprétation, et validées a postériori ? Ne peut-on pas leur faire dire une chose et son contraire ? Je joue beaucoup sur l’ambiguïté quand il s’agit des prophéties. Elles sont source de jeu, de défi, pour moi. D’une part, parce que je refuse de les autoriser à m’emprisonner dans le déterminisme, et d’autre part, parce que je trouve amusant ce thème, propre à la mythologie et à certains contes, qui montre que c’est en essayant d’empêcher une prophétie de s’accomplir qu’on lui permet justement de le faire. Alors, plutôt que de s’entourer de précautions inutiles (clin d’œil à Beaumarchais au passage), plutôt que de s’empêcher de vivre parce que l’on redoute ce qui a été annoncé, plutôt que de nuire à ces autres qu’on soupçonne d’être les instruments de sa perte future, autant embrasser son destin, carpe diem et advienne que pourra.
Il y a une prophétie classique concernant la mort de Ninnos l’Omniscient et la fin du Séminaire. En revanche, l’Énigme de Namuh n’est pas tout à fait une prophétie, dans mon esprit, mais plutôt un mode d’emploi crypté. C’est pour cela que c’est une énigme avant tout. Et qu’il faut la résoudre.
Ceredawn n’est pas le fruit du hasard, mais celui d’actions délibérées inspirées par ce que ses prédécesseurs ont compris de ce mode d’emploi. Si j’avais écrit de la science-fiction et non de la Fantasy, il serait issu d’une longue série de manipulations génétiques en laboratoire. Mais je n’ai jamais pris mon pied dans les laboratoires. Je préfère observer en pleine nature comment se manifestent les lois de Mendel. Et m’émerveiller de la part de magie qui se mêle à tout cela.
- Un autre point qui ressort de vos personnages, ce sont les sentiments qu’ils inspirent. Alors que l’attachement pour Ceredawn est franc et fort, celui pour Cerdric est plus complexe. C’est un personnage difficile qui peut se révéler agaçant par ses faiblesses. C’est un choix osé à l’heure où les protagonistes se démarquent plus souvent par leur force et leur confiance en eux. Que voyez-vous en lui ?
Cerdric a un côté psychorigide qui a le don de m’horripiler, je n’en disconviens pas. Mais il est riche de bonne volonté, et j’aime qu’il ne soit pas vindicatif. J’aime aussi qu’il sache pleurer, sans avoir le sentiment d’y perdre sa virilité. Je pense qu’il se serait davantage épanoui s’il avait reçu de l’amour et de l’attention au cours de sa petite enfance. Ou dans une société moins patriarcale – même si, par bien des côtés, la culture havréenne est déjà moins patriarcale que la culture française.
Au final, on peut lui pardonner beaucoup, car il est honnête et sans méchanceté, sans cruauté. C’est un grand maladroit dans le domaine des sentiments, ce qui est compatible avec son vécu. Sa fugue a eu des conséquences dramatiques – mais, en même temps, le fait qu’il l’ait commise est totalement compréhensible. On lui a appris à réprimer ses impulsions, à refouler une partie de ses émotions. Comment ne pas craquer de temps en temps ? Après tout, il n’a que seize ans quand il part, bille en tête, avec toute la fougue de la jeunesse et l’impatience d’un cheval qui sent l’écurie. Il est convaincu qu’au terme du voyage, il trouvera enfin de l’amour. Et il en recevra, mais pas tel qu’il l’avait imaginé. Il n’avait pas anticipé les fameuses conséquences dramatiques, mais il n’en avait pas le moyen, il lui manquait trop d’éléments. Par la suite, évidemment, il culpabilisera de son coup de folie, se convaincra que ses éducateurs avaient raison, que les impulsions sont dangereuses. Mais il est constamment tiraillé entre sa vraie nature, plutôt sensuelle et tendre, et ce qu’on attend de lui, à savoir solidité, stabilité, sens des responsabilités, contrôle, rigueur…
Cerdric manque de confiance en lui parce que la confiance se bâtit dès le berceau. Comment lui en vouloir ? Il est convaincu qu’il lui faut donner aux autres des raisons de l’aimer. Comme si être lui-même ne suffisait pas. Alors il s’attelle à la tâche avec le plus grand sérieux, sans comprendre que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Éduqué pour diriger un domaine, il se voit dépouillé de tout et reporte alors son énergie, ses compétences, sur la personne de son frère. D’où son côté parfois autoritaire, qui peut aussi rebuter. Mais il y a beaucoup de douceur en lui, et une véritable appétence pour la tranquillité. Même s’il excelle au maniement des armes, il n’a pas de goût pour la guerre, pour la violence, il n’est pas agressif ni en recherche d’exploit. C’est un protecteur, un défenseur. Un tank plutôt qu’un dps, en langage de gamer.
Je sais que notre époque, notre culture prônent l’action et la compétition. Je comprends donc que la nature plus contemplative, plus fataliste de Cerdric (sauf quand il essaie de détourner son frère des robes bleues) puisse en agacer certains. J’ai souvent lu, dans des commentaires de lecteurs, qu’on avait envie de le secouer. Quelqu’un lui a même reproché de ne pas avoir tenté de tuer le meurtrier de son père. Est-il donc si scandaleux de ne pas pratiquer la loi du talion ?
Oui, il est bourré des préjugés imputables à son éducation, mais n’essaie-t-il pas de les dépasser ? N’a-t-il pas des indignations réconfortantes, même s’il échoue souvent à aller jusqu’au bout de la démarche ?
Il est de bonne volonté, mais il a des limites, probablement parce qu’il est trop centré sur lui-même du fait de sa terrible solitude. L’amour qu’il éprouve pour son frère est à l’évidence très possessif, nourri de l’angoisse de la perte, et porte en lui les germes de la rupture à venir. Il symbolise, pour moi, cette volonté de contrôle que l’être humain dit civilisé entend exercer sur tout, aussi bien lui-même que son environnement. L’enfer pavé de bonnes intentions. Chez nous, cela a conduit à mettre en danger tout l’écosystème dont nous avons pourtant besoin pour vivre en harmonie. Alors c’est peut-être cela qui agace tant, chez ce personnage : son côté miroir de nos propres défauts, ou le fait qu’il incarne, à sa façon, un peu de ce contre quoi nous luttons quand nos consciences sont en éveil.
- Pouvez-vous nous faire quelques révélations sur ce qui attend Ceredawn et Cerdric dans le tome 2 ?
Cerdric est passablement mis en retrait, dans Bois d’Ombre, car ce qui se passe au sein du Séminaire ne lui est pas connu. Il n’en saura que des bribes, soupçonnera à tort ou à raison, tentera toujours de protéger de son mieux. Il vivra sa première relation de couple véritablement sérieuse. Il sera confronté un temps à la recherche d’emploi, à la précarité, puis parviendra à se poser. Il se fera même des amis et mènera une vie relativement tranquille, presque routinière, qui ne présente pas un grand intérêt.
Ceredawn, lui, va vivre six années très difficiles, ainsi que le laisse augurer le dernier chapitre de Source des Tempêtes. Arvrylith continue de tisser sa toile, Ninnos manie le fouet à plaisir et le reste des protagonistes hésite, quand il s’agit du semi-rive, entre fascination et répulsion. Le moins qu’on puisse dire est que Ceredawn ne laisse guère indifférent ! Son apparence, son caractère, ses convictions, son métissage, la couleur de son drac… tout est source de trouble. Il attire des attentions dont il se serait bien passé, et s’applique à survivre tout en peaufinant sa maîtrise de la magie.
On en apprendra davantage sur les âmes qui composent non seulement la sienne, mais aussi les deux qui en sont sœurs. Son corps va changer au cours de cette période qui le voit quitter l’enfance et s’achève au moment où il devient adulte. Sa personnalité va s’affirmer et il va causer au moins autant de problèmes que ce qu’il va en résoudre. Comme vous pouvez l’imaginer, Cerdric ne va pas toujours apprécier.
En parallèle, on voit évoluer Nérasia Tirbald, Vuillerm Éorden et quelques autres personnages. On prend mieux la mesure des ambitions et des complots, on en apprend bien davantage sur les Mystiques et notamment sur le Chaos…
Et apparaissent de nouveaux personnages, dont un qui jouera un rôle capital tout au long de la saga.
- Avez-vous une idée de sa date de publication ?
Si ma santé ne me joue pas des tours et me permet de tenir mes délais, Bois d’Ombre devrait paraître début 2017.
- D’autres projets en cours dont vous aimeriez nous parler ?
J’ai également en préparation, mais je m’y remettrai sitôt Bois d’Ombre achevé, un recueil de nouvelles se situant dans le même univers que Le Livre de l’Énigme et contenant une majorité de textes inédits, dont certains sont déjà écrits et d’autres en chantier. Il y aura notamment une novella racontant la genèse de la Secte des Libérateurs, au moins un texte éclairant la jeunesse de Kéral Asulen, ainsi que l’histoire de la naissance du tout premier dragon. On y retrouvera aussi « Ton visage et mon cœur », c’est-à-dire la légende de la statue aux bras brisés située dans l’oratoire de Cassegrume, et « Shéradye », qui évoque l’influence de la lune bleue durant l’Âge Ancien.
Et puis j’ai en projet les autres tomes de la saga, bien entendu.
Merci Nathalie !