Gagnante de deux Nebula Awards, d’un Locus et d’un British Science Fiction Award, en plus d’avoir été finaliste aux Hugo et Sturgeon Award, c’est une auteure multi récompensée qui nous fait le plaisir aujourd’hui de venir répondre à nos questions. Aliette de Bodard évoque son dernier roman, La chute de la Maison aux flèches d’argent.
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Pouvez-vous nous présenter La chute de la Maison aux flèches d’argent, le contexte dans lequel il prend place et les différentes castes qui le composent ?
Je vais essayer (première question compliquée, d’entrée de jeu 🙂 ). La Chute de la Maison aux Flèches d’Argent se déroule dans un Paris qui n’est pas tout à fait le nôtre, une ville dévastée par une vaste guerre magique et dans les ruines de laquelle différentes factions magiques d’anges Déchus et de magiciens, les Maisons, continuent à se battre pour prendre l’ascendant sur les autres. Les rues sont maintenant bordées de décombres, la Seine est noire de résidus de sortilèges, et la plupart des monuments ne sont plus que ruines… Le roman est centré sur la Maison aux Flèches d’Argent, qui fut un temps la plus puissante, mais qui a entamé un lent déclin après la guerre et la disparition de son fondateur, Etoile-du-Matin (Lucifer). Et en son cœur, dans les ruines de Notre-Dame, se dissimule une terrible malédiction qui n’attend que son heure pour se déchainer…
Paris se divise en plusieurs factions magiques: la société est structurée en Maisons, qui concentrent le pouvoir magique et les ressources : la magie dans la ville provient des Déchus, mais peut être passée à des êtres humains, soit par le toucher, ou alors par le biais d’artefacts enchantés, ou par la chair des Déchus morts (en particulier, la distillation des os crée une drogue très puissante, l’essence d’ange, qui accorde des pouvoirs phénoménaux mais détruit les poumons à vitesse grand V). Il y a plusieurs Maisons à différents endroits de Paris : la Maison aux Flèches d’Argent est à l’Ile de la Cité, la Maison Aubépine est à Auteuil, la Maison Lazare est juste à côté de la gare Saint Lazare, … Une Maison a des subordonnés qui lui sont pleinement rattachés, et des journaliers, qui ne bénéficient pas des privilèges des subordonnés. Ensuite on trouve les Sans Maison, qui sont assez disparates : artisans, communautés immigrées, et gangs. Et, en dehors de ce système, des gens comme Philippe, qui sont des êtres surnaturels coloniaux et qui relèvent d’un système de magie complètement différent.
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Vous nous présentez un Paris en ruines, dévasté par la Guerre. Pourquoi avoir choisi Paris comme cadre à votre roman ? Et, puisqu’il me semble que c’est la ville où vous résidez, est-ce ainsi que vous voyiez les rues lorsque vous les parcouriez ? Imaginiez-vous la crasse, les vestiges et les décombres ?
Paris est la ville où j’habite depuis plus de 30 ans, et je voulais vraiment écrire une fantasy qui s’y passait : au début je voulais créer une fantasy urbaine avec des familles de magiciens qui s’affrontaient dans Paris au 21e siècle. Mais je n’ai jamais réussi à faire décoller ce roman car je ne trouvais pas de système de magie qui me convainque – jusqu’à ce que je recycle une vieille nouvelle à moi où des gangs faisaient du trafic d’os d’anges déchus sous forme de drogue.
J’ai surtout imaginé les vestiges et décombres à partir de Google Maps : quand j’ai conçu l’univers j’étais alitée en fin de grossesse avec interdit formel de bouger, donc je ne pouvais pas trop aller voir sur place ! Après j’ai plus tendance, quand je sors, à voir un bâtiment ou parc qui me plaît et à me demander où il serait dans mon Paris alternatif, et ce qui lui serait arrivé – donc je vois bien les décombres, etc., mais de façon très ponctuelle !
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Dans La chute de la maison aux flèches d’argent vous abordez deux mythologies très différentes : chrétienne et vietnamienne. Si la première est plutôt bien connue dans les pays occidentaux, et notamment en France, la seconde l’est moins. Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de ce thème et avez-vous dû faire beaucoup de recherches ?
J’ai des racines vietnamiennes donc c’est venu assez naturellement en fait ! Je voulais écrire un roman hommage aux classiques du XIXe siècle que j’avais adoré en tant que gamine, en particulier Le Comte de Monte Cristo et Les Misérables (et Arsène Lupin au XXe siècle), mais je voulais présenter un univers dans lequel les colonies, et en particulier l’Annam, jouaient un rôle plus central : je trouve que c’est une partie souvent oubliée de l’histoire de France, ou du moins très souvent abordée du point de vue des colons et non des colonisés. Je me suis pas mal documentée sur l’histoire des vietnamiens dans la Première Guerre Mondiale (et tant que j’y étais dans la Deuxième), et du coup j’ai imaginé le personnage de Philippe, un Annamite entraîné dans la guerre magique et abandonné dans le chaos qui avait suivi.
Je voulais aussi éviter les explications trop « propres » où un seul système de magie s’applique partout dans le monde, d’où les différentes mythologies qui se côtoient sans nécessairement se comprendre : les Déchus ne voient pas la magie de Philippe, et Philippe a un préjugé réflexe contre les Maisons et les Déchus qui lui permet à la fois d’avoir un point de vue externe sur le système, mais l’empêche aussi de comprendre comment fonctionnent les gens.
Pour la recherche, depuis plusieurs années j’écris une série de science-fiction sur un empire intergalactique vietnamien (le cycle de Xuya, dont plusieurs nouvelles ont paru dans Galaxies), donc j’ai pu réutiliser pas mal de choses. Il y avait aussi beaucoup de choses que je savais car j’ai grandi avec.
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Qu’est-ce qui a été le plus difficile à écrire, et au contraire le plus facile ?
La section la plus facile à écrire a été vers le milieu : il y a tout un pan de la narration (aux alentours du conclave) où j’ai juste eu l’impression d’être sur des rails, sans besoin de chercher pour savoir comment se déroulerait une scène, quelle serait la scène suivante, etc., et que j’ai finalement assez peu touché en révisions.
Le plus difficile a été de faire tenir l’ensemble de l’intrigue de manière cohérente et logique : j’ai eu un moment assez délicat où ça tenait presque debout mais pas assez, et où chaque modification semblait créer des nouveaux problèmes. En particulier il y avait une scène (qui existe toujours) où Madeleine allait voir Claire dans la Maison Lazare et discutait de la mort de cinq informateurs, qui cristallisait tous les problèmes : à chaque version j’en arrivais à cette scène et au fait qu’elle n’avait aucun sens dans l’intrigue! J’ai fini par complètement la réécrire en partant d’un autre angle, et même après ça j’ai continué à trouver des problèmes de cohérence à chaque relecture…
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Pourquoi l’avoir gardé alors ?
J’avais besoin de la scène à la fois pour l’intrigue et le développement du personnage (mais il fallait qu’elle soit écrite de la bonne façon).
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Plusieurs nouvelles précèdent votre roman, y a-t-il un moyen pour vos lecteurs français de pouvoir les lire ? Et celles-ci nous permettent-elles d’en savoir plus sur les Maisons, comment tout a commencé, et comment est venue la guerre ? Sur Philippe ? Je suis personnellement très curieuse de savoir ce qui lui a valu son éviction.
Il n’y a malheureusement pas vraiment de moyen de lire ces nouvelles, à part à les lire en anglais, car elles n’ont pas été traduites. Elles sont essentiellement focalisées sur les Maisons et sur Paris, bien que Philippe apparaisse dans l’une d’entre elles (In Morningstar’s Shadow). Il y a un peu de tout : In Morningstar’s Shadow est une série de vignettes centrées sur la Maison Aux Flèches d’Argent depuis la guerre, qui sert d’introduction à l’univers (et qui est disponible gratuitement en ligne). Of Books, and Earth, and Courtship se focalise sur la première rencontre entre la bibliothécaire Emmanuelle et Séléné, l’apprentie de Lucifer Etoile-du-Matin qui deviendra plus tard son héritière, et leur expédition incognito dans la Maison Épervier. Against the Encroaching Darkness se passe pendant la guerre et suit la Maison Lazare, nouvellement formée, et ses tentatives pour survivre à la mort de sa fondatrice. The Death of Aiguillon se passe aussi pendant la guerre, et suit la trajectoire d’une fille de cuisine de la Maison Aiguillon qui se retrouve à la rue après la chute de la Maison – on y retrouve le royaume dragon et la Maison Aubépine. The House, in Winter (qui n’est disponible que dans l’édition papier de The House of Shattered Wings publiée au Royaume-Uni) se passe peu après le coup qui porte Asmodée à la tête de la Maison Aubépine, et suit une lavandière, Clothilde, qui fait secrètement partie d’un groupe de résistants.
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Concernant la novella Children of Thorns, Children of Water qui précède elle, le 2e tome, The House of Binding Thorns, aura-t-on la chance de la voir publiée en France ?
Malheureusement pas que je sache, non plus. Children of Thorns, Children of Water est un bonus que j’ai écrit spécifiquement pour les précommandes du 2e tome en anglais, et qui suit un prince dragon chargé d’infiltrer la Maison Aubépine (qui revient dans le 2e tome en tant que personnage principal).
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D’ailleurs, pouvez-vous nous dire quand paraîtra The House of Binding Thorns et nous dévoiler quelques éléments de l’intrigue ? Sans trop en dire, bien sûr 🙂
The House of Binding Thorns sort en langue anglaise en avril, en français je ne sais pas (mon traducteur a déjà le texte et doit le rendre à la fin de l’été je crois). Il se focalise sur la Maison Aubépine, quelques mois après les événements du tome 2, et les plans d’Asmodée pour grimper au sommet de la hiérarchie magique de Paris. En parallèle, on suit Madeleine qui fait partie d’une délégation de diplomates envoyées dans le royaume dragon ; Philippe, qui rencontre une Déchue particulière qui a le pouvoir d’exaucer les désirs les plus chers ; et quelques autres personnages, dont le prince dragon déjà introduit dans Children of Thorns, Children of Water. Le tome 1 était délibérément claustrophobe, centré sur l’Ile de la Cité et la Maison aux Flèches d’Argent, celui-ci a un décor plus large : non seulement la Maison Aubépine, le royaume dragon, mais aussi la communauté annamite chez les Sans-Maison.
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Bien que Française, vous écrivez en anglais, et vos livres ont d’abord été publiés par des éditeurs anglo-saxons, pourquoi avoir fait ce choix ?
J’ai commencé à écrire alors que j’habitais à Londres et que je lisais pas mal en anglais – et du coup ça m’est resté… J’avoue que je ne savais même pas qu’on pouvait démarcher une maison d’édition française avec des manuscrits en anglais ! Pour moi c’était assez naturel d’avoir un manuscrit en anglais et de démarcher en Angleterre ou aux États-Unis : sur les forums, c’est ce que je voyais la totalité des gens de ma connaissance faire…
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Comment s’est passé le processus de traduction de La chute de la maison aux flèches d’argent ? Le roman a été traduit par quelqu’un d’autre, n’avez-vous pas été tentée de le faire vous-même ?
Je suis vraiment une piètre traductrice en fait ! je suis bilingue, ce qui est très différent et même très perturbateur, dans le sens où je n’ai plus vraiment une frontière claire entre les deux langues (je fais pas mal d’anglicismes en français si je ne fais pas attention). Et traduire son propre texte, je trouve que c’est bien souvent le réécrire : il y a toujours une meilleure façon de dire les choses si je change légèrement, et étant donné que je suis l’auteur je n’ai pas d’obligation à rester fidèle au texte – bref, très rapidement il y a vraiment deux versions du texte, une dans chaque langue, ce qui est hyper consommateur en temps ! J’ai été très contente de laisser faire Emmanuel Chastellière, même si du coup j’ai eu pas mal mon mot à dire dans la traduction : je ne pense pas que tous les auteurs puissent fournir une liste de qui tutoie qui et qui vouvoie qui à leur traducteur.
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Je suis curieuse, dans la traduction française, le titre original du livre, The House of Shattered Wings, a légèrement été changé, pouvez-vous nous dire pourquoi ?
J’avoue que je ne sais pas trop ! Ce n’est pas moi qui ai fait le choix du titre…
Un grand merci, Aliette !