Suite à la sortie de Techno faerie, nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui Sara Doke, auteure de nouvelles de science-fiction et de fantasy, et traductrice. Techno faerie est son premier livre complet.
- Pourriez-vous nous parler de la genèse de Techno faerie, comment vous en est venue l’idée ?
J’ai continué à écrire des textes sur ce monde, des fragments, des idées pendant des années, m’attachant de plus en plus à l’univers des Faes. Je voulais dès le début mêler science-fiction et fantasy classique en introduisant ces Faes technologiques dans une société proche de la nôtre, tout en travaillant sur une anticipation à court terme à partir de la réalité présente.
Quand je m’ennuyais, que je n’arrivais pas à écrire, je travaillais sur le monde proprement dit. Les différentes espèces de Faes et les fiches qu’on retrouve à la fin du livre sont nées de ces réflexions et de ces explorations.
Mais il a fallu l’intervention d’André-François Ruaud pour que je mène ce projet à son terme. Ce qui pour moi n’était qu’un jeu intellectuel – je n’avais plus rien publié depuis plusieurs années – devenait un projet ambitieux et excitant qui s’enrichissait autant de mes réflexions que de nos discussions.
- La construction choisie est originale. Plus qu’un roman, c’est un recueil d’éléments disparates : témoignages, extraits de journaux intimes, articles de presses… Pourquoi avoir choisi ce format ?
Je suis journaliste de formation, la rigueur et la concision sont mes déformations professionnelles. Je suis aussi une fan de cinéma de SF, et de Paul Verhoeven en particulier, ses fausses pubs comme ses journaux insérés dans des films comme Robocop ou Starship troopers m’ont toujours semblé d’une intelligence et d’une pertinence étonnante, ils apportent une profondeur au récit qui est rarement exploitée. De même, je suis une grande lectrice de Cyberpunk, genre où ce type d’inserts est courant. Bref, l’inclusion de médias différents et le mélange des styles fait partie de ma culture.
De plus, le fait que des illustrateurs aux styles très différents travaillaient sur mes Faes m’encourageait à jouer encore plus sur la diversité.
Je pourrais ajouter que je voue un mépris certain au classicisme comme aux classifications, que j’adore bousculer les règles et les habitudes, laisser de la place à l’imagination du lecteur, que j’estime que la nouvelle est un média protéiforme et qu’on peut écrire une histoire à la manière qui correspond le plus à ce qu’on a envie de raconter, de dire, de partager sans se soucier de genre ou de format.
Enfin, avec la présence de la partie « ethnographie faerique » de l’ouvrage, construire un « fix up » qui tienne aussi du livre ethno-poétique s’imposait pour moi, chaque texte donne alors une autre réalité et un contexte aux fiches illustrées, images et mots se rencontrent et se justifient.
- Concernant le catalogue des faes à la fin de l’ouvrage, qu’est-ce qui a motivé cette démarche et comment avez-vous procédé ? Comment s’est passé la relation avec les illustrateurs qui ont participé à l’enrichissement de ce panel ?
Comme je l’ai déjà dit, la création du catalogue des Faes était une manière pour moi d’écrire quand l’inspiration n’était pas là, travailler sur un monde, entre l’imagination pure et la recherche m’a permis d’avancer et d’enrichir mes idées pour les nouvelles écrites plus tard. Créer des Faes m’amusait et me poussait à aller de plus en plus loin dans mes recherches. Mais je ne me suis pas arrêtée aux Faes, j’ai aussi compilé les fiches sur la réalité politique, économique, sociale et écologique de notre avenir possible et fait énormément de recherches sur les techniques de nettoyage du sol et de l’eau utilisant des végétaux existants ainsi que sur les différents projets de reforestation et de lutte contre la désertification. Les arbres et arbustes utilisés par exemple dans le Projet Miracle, servent déjà à fleurir le désert de par le monde.
Je savais dès le départ (avec l’écriture de l’Ange de Gabriel, du Dernier changelin ou de Lettres d’absence) que mes Faes étaient technologiques, s’adaptaient à notre partie du monde et souhaitaient réparer les erreurs des hommes et rendre à notre planète une véritable diversité végétale et une santé écologique. Je les ai toujours voulues plus SF que Fantasy, je me suis donc attachée à leur offrir le plus de vérité scientifique possible.
De même, mes Faes sont les descendantes des légendes féériques anglo-saxonnes avec quelques emprunts à la littérature ou au folklore de différents pays, en particulier de la Belgique. Je n’en ai vraiment créé que très peu, les plus récentes et les plus technologiques comme mes Kobolts qui mangent les déchets radioactifs. Chacune a trouvé un rôle et une place aussi bien dans une société faerique que dans la vie végétale et minérale. Beaucoup d’entre elles ont une fonction dans l’existence d’un arbre par exemple, des plus petites comme les Lutinsectes qui chevauchent les vers de terre pour oxygéner l’humus aux Arbrières qui élèvent les leurs.
Je me suis ainsi retrouvée avec des tas de fiches, des cahiers entiers de notes concernant les Faes mais aussi les arbres, les différents programmes d’assainissement ou de reforestation qui disposent chacun d’une analyse détaillée et d’un cahier des charges respectant les types de sol ou de toxicité.
J’ai toujours rêvé que ces Faes soient illustrées. Nous en avons parlé avec André-François Ruaud dès que nous avons commencé à aborder le livre, il y a quatre ans. Le projet a attendu que nous lui trouvions une forme mais nous n’avions pas les moyens d’acheter les illustrations. Des artistes du genre, amis de longue date, ont donc eu l’extrême générosité de m’offrir leurs œuvres pour embellir mon livre. Je les ai contactés, certains m’ont contactée directement pour me proposer leur travail, je leur ai fourni les fiches, chacun a choisi ce sur quoi il souhaitait plancher. C’est un immense cadeau et une superbe marque de confiance qui m’ont été offert, je ne pourrai jamais assez les remercier.
J’ai reçu les illustrations au fur et à mesure, sur deux années et chaque fois ç’a été un émerveillement. Voir le livre terminé et toutes les images associées à leur Faes est un enchantement. J’ai énormément de chance.
- Dans nos sociétés où le masculin fait loi, on ne peut manquer de s’accrocher sur l’utilisation du féminin pour désigner les faes. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Bien entendu, il y a une dimension féministe à mon choix, un pied de nez aux lois sexuées de la langue française. Il y a aussi un clin d’œil aux utopies féministes des années 70 et 80 qui tentaient avec plus ou moins de succès de renverser les normes des genres. C’est un défi littéraire pas toujours évident à respecter en ne perdant pas le lecteur. Et j’adore les défis. Enfin, c’est une manière de donner une certaine identité à ma société faerique.
- Il me semble que Techno faerie fait passer quelques messages : écologiques, mais aussi sur la mémoire humaine, l’identité et l’incapacité des hommes à vivre en harmonie. Voulez-vous nous en parler ?
En parler est difficile, beaucoup plus que de l’écrire. Je ne suis pas un orateur, j’ai plutôt tendance à tourner sept fois mon cerveau dans ma boîte crânienne avant de parler. Par contre, encore une déformation professionnelle, je ne peux pas m’empêcher d’analyser les informations, d’en tirer les conséquences comme on file une métaphore.
La réflexion sur l’humain et le social, sur l’évolution de nos constructions intellectuelles et sociétales, sur les changements de paradigmes et les progrès scientifiques et leurs conséquences, me passionnent et nourrissent mon imaginaire.
J’ai toujours considéré mes Faes comme des lettres persanes, un artifice pour dire le monde, en pointer les aberrations. C’est dans la rencontre de l’autre que souvent se dégage notre identité, dans notre regard sur lui comme dans son regard sur nous. C’est ce qui me fascine et m’intéresse le plus en science-fiction depuis mes premières lectures. Cette dimension sociologique et politique. Et ce malgré tout notre ethnocentrisme.
Il me fallait en jouer. D’autant que je souhaitais intégrer mes Faes dans une anticipation plutôt dystopique (donc réaliste quand on regarde notre situation actuelle.). Je souhaitais les inscrire dans une tradition « d’histoire d’un futur proche » comme celles de Heinlein ou de Roland C Wagner, anticipation que je trimbale dans mes carnets depuis plus de vingt ans, sous forme d’idées plus ou moins loufoques et d’analyses historiques.
- Jusqu’à présent, on vous connaissait surtout en tant qu’auteure de nouvelles, mais c’est un livre complet que vous proposez aujourd’hui. Cela vient-il d’un désir d’évolution ? Et pensez-vous le refaire à l’avenir ?
Je le répète, la concision est une déformation professionnelle chez moi. La forme courte en est une conséquence. Construire un livre, un monde complet comme celui de Techno Faerie est une manière de dépasser cette déformation en la mettant à profit. Parvenir à un ensemble en partant de détails, de fragments est plus facile que de construire une narration unique. Il y a effectivement un désir d’évolution. La forme du fix-up était idéale pour moi.
J’aimerais le refaire, mais aller plus loin, sortir de la forme courte. Ça me fait peur, je ne me sens pas toujours à l’aise avec l’idée mais je réfléchis à des manières de la dépasser.
- Étant vous-même traductrice, imaginez-vous Techno faerie traduit à l’étranger ? Et si oui, souhaiteriez-vous effectuer vous-même cette traduction ? Comment vous sentiriez-vous dans la peau de l’auteure traduit ?
J’adorerais que Techno Faerie soit traduit. Je crois que toute personne qui écrit rêve de rencontrer d’autres lecteurs. Mais je ne suis pas sûre d’avoir envie de le traduire, ou alors en collaboration. Ce n’est pas que je ne m’en sens pas capable, c’est surtout qu’un regard extérieur est toujours un avantage, un enrichissement. Je serais très honorée de passer de cet autre côté de la barrière et enchantée de pouvoir discuter de mon travail avec quelqu’un qui apprend à le connaître de l’intérieur. C’est le genre de conversations que j’aime particulièrement avoir avec les auteurs que je traduis, c’est extrêmement enrichissant.
J’ai toujours écrit, ou presque. Si vous saviez le nombre de textes que j’ai détruit quand j’ai vidé ma chambre de jeunesse… J’ai surtout toujours raconté des histoires. Et joué avec les formes. La lecture et l’écriture ont en quelque sorte forgé ma vie depuis notre première rencontre.
J’aime écrire, j’aime traduire, mais ce n’est pas vraiment le même travail. Traduire me demande de me mettre au service de l’écriture et de l’imaginaire de l’autre, d’entrer dans sa tête d’une certaine manière, et c’est passionnant. Quand j’écris, je suis seule, je n’ai pas ce filet que m’offre la narration de l’autre, ce sont mes mots, mes choix, mes idées, mon scénario, je suis seule maître à bord. C’est excitant et terrifiant parfois. C’est aussi une expérience de magie, où la technique et le « travail » n’interviennent qu’une fois le voyage terminé. Je traduis au clavier, directement avec la machine mais je n’écris mes premiers jets qu’à la main, dans de beaux cahiers avec de belles encres, je ne passe à l’ordinateur qu’après, quand il s’agit de revenir sur le texte et de le « travailler », la relation est totalement différente.
- En tant que traductrice, vous avez permis aux Français d’apprécier de grandes plumes telles que Paolo Bacigalupi, mais aussi celles d’auteurs ayant rencontrés moins de succès comme Ilona Andrews (qu’on adore chez les Pipelettes !). Que pensez-vous de l’arrêt d’une série en cours, et surtout des traductions de fans qui peuvent ensuite circuler ?
Je regrette toujours qu’on interrompe la publication d’une série, c’est toujours frustrant pour quelqu’un. Je me suis bien amusée à traduire Ilona Andrews et nos discussions m’ont apporté beaucoup de choses.
Je ne connais pas les traductions de fans, je ne peux pas juger de leur qualité. Je pense qu’elles doivent demander beaucoup de travail en amont, comme lorsqu’un traducteur reprend une série en cours de route et doit retrouver le lexique employé par le traducteur précédent pour qu’il y ait une continuité pour le lecteur. Je comprends l’envie qu’on peut avoir de traduire soi-même la suite d’une série quand sa parution s’interrompt dans sa langue. Je n’ai vraiment rien contre la démarche. Je ne peux pas vraiment en parler, ne connaissant pas ce qui circule. Si les fans qui s’en occupent ont une bonne connaissance de la culture américaine et des mythes abordés par l’auteur, pourquoi pas.
- Et pour finir, sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je viens de terminer une traduction, The Water Knife de Paolo Bacigalupi pour le Diable Vauvert et j’en commence une nouvelle, Galapagos regained de James Morrow.
Je cherche un éditeur pour un recueil de nouvelles et je fais des recherches pour un projet de roman.
Un grand merci à Sara pour son temps et ses réponses !
Ne manquez pas de vous plonger dans l’univers magique de Techno faerie, si ce n’est pas encore fait !